Anima – [Wajdi Mouawad]

Anima fait partie de ces livres dont il est difficile de parler, tant l’intensité littéraire et poétique ébranle son lecteur. Il lui faut du temps pour prendre du recul, comprendre la source de cet ébranlement, la raison du plaisir du texte, démêler les sentiments, faire la part entre ce qu’il lit et comment il le lit. La littérature contemporaine s’aventure rarement sur le terrain du surnaturel et c’est un manque. Wajdi Mouawad prend le risque de la violence des mots, pour essayer de dire quelque chose de la violence du monde. Ce qui au premier abord peut rebuter constitue sans aucun doute la force du roman, sa singularité et sa beauté.

 Après Heureux les heureux, nous avons de nouveau à faire à un auteur dont la réputation est avant tout celle d’un homme de théâtre. Mais tout comme Yasmina Reza, Wajdi Mouawad prouve que le talent de dramaturge est transposable dans le champ romanesque. Quel art mieux que le théâtre pour mettre en avant le pouvoir de la parole, quel lieu mieux que la scène pour faire se rencontrer les mots et leurs vibrations ? On sent dans le roman de Wajdi Mouawad cette conscience de la puissance du verbe. C’est en effet une œuvre puissante qu’Anima, une œuvre qu’on pourrait qualifier d’intemporelle sans trop s’avancer.

Sophie Jodoin, « Étude pour Anima », 2012

À propos de son théâtre, Wajdi Mouawad dit qu’il « [lui] faut inventer une langue qui permet[te] la distance, une langue forcément poétique ». Il va plus loin en parlant de « langue métaphysique » et convoque Céline en se reconnaissant comme lui la nécessité d’être « dans le monde et hors du monde »*. Bien qu’il s’agisse d’un roman, Anima déploie magistralement cette langue métaphysique, qui tend à transfigurer le réel, à extraire l’universel du singulier, à dire l’indicible.

Nous réapprendrions à parler. Nous inventerions des mots nouveaux.

L’indicible du roman, c’est, dès le premier chapitre, un crime d’une cruauté rare. Wahhch Debch découvre le corps de sa femme, assassinée avec leur enfant à naître, que le meurtrier a poignardée et violée. Un tel acte en ouverture du roman annonce la tonalité. Gagné par la douleur et la désespérance, Wahhch se lance sur les traces du meurtrier, un Indien Mohawk, traque qui réveille en lui d’autres douleurs et souvenirs enfouis et qui fait resurgir notamment le Liban originel, sur fond de guerre et de traumatismes. (Ce que Wajdi Mouawad a mis de lui dans ce roman est sans doute à chercher du côté de ces origines.)
Au cours de cette sinistre épopée à travers l’Amérique, l’homme suit son instinct animal, animé par un désir de violence et poussé par l’odeur du sang. Humanité et bestialité se disputent en lui, la bestialité primant souvent sur le reste. Peu, voire pas d’espoir dans cette fresque où l’homme risque de se perdre tout en croyant se trouver.

L’originalité du récit tient à sa polyphonie. La traque a lieu sur des terres indéterminées, toujours à la frontière entre Canada et États-Unis, et on la suit par le biais de voix animales, les animaux que Wahhch croise, parfois à son insu. De l’insecte au loup, de l’animal domestique à la bête sauvage. Tout commence avec « Felix Sylvestris Catus », le chat, gardien du foyer – foyer dont la sécurité n’est plus garantie – que l’on quitte très rapidement pour des créatures indomptées et proches des origines du monde.

Le titre est évocateur et porteur de sens : on peut y lire « animal », comme le bestiaire qui constitue le concert des voix, la pulsation et le rythme qui soutiennent le récit ; « âme »**, comme celle que Wahhch cherche à préserver en se faisant justicier et en se mettant en quête de sa propre innocence ou culpabilité ; « Animas » comme le lieu où prend fin la chasse à l’homme, tout comme le lieu où la vie peut recommencer.

Anima est un grand roman. Mais il n’est de toute évidence pas à mettre entre toutes les mains. Si vous cherchez une lecture facile et distrayante, passez votre chemin. Si vous vous sentez proche de cette littérature qui explore les tréfonds de l’âme humaine et la noirceur qu’il peut y avoir dans l’humanité, vous pouvez sans trop vous tromper ouvrir Anima. Tout en gardant à l’esprit qu’aucune lecture ne devrait être insoutenable et qu’il est toujours possible de refermer le livre.

* Retrouvez ici l’interview de Wajdi Mouawad dont sont extraites ces citations
** Du latin anima.

Pendant très longtemps, j’ai cru que tout le monde voulait être un artiste, que tout le monde voulait être bouleversé face à un œuvre d’art. Et pendant très longtemps, ce bouleversement signifiait pour moi ébranlement de la raison. La raison ne tient plus, elle craque, et le corps ne peut que réagir émotivement. Pour moi, ça a toujours été la quête quand j’écris une pièce de théâtre ou un roman. (Wajdi Mouawad)

Carte d’identité

  • Titre : Anima
  • Auteur : Wajdi Mouawad
  • Genre : roman
  • Date de publication : 2012
  • Édition (poche) : Babel
  • Nombre de pages : 494

Un extrait

« Je sens monter l’envie irrépressible de me jeter sur sa bouche, l’arracher, pour ne laisser qu’un grand trou vide et silencieux au milieu de son visage. Je grogne. Motherfucker !! dit mon maître et je tâche de me contenir, mais la vague est puissante, ma volonté n’y peut rien. Je me dresse. Calm down, Motherfucker !! J’aboie. Calm down !! L’injonction m’indiffère. Je grogne, je me tourne vers l’homme et je lui montre mes crocs. Son corps se met à exhaler cette bouffée verdâtre, pleine des embruns de la terreur, si caractéristique des créatures sans force ni courage. Il a peur. Cela me met hors de moi. Mon maître dit Motherfucker !! Sit you fuckin bastard !! Mon maître est lié au mouvement du truck, attaché au volant qu’il tient de ses mains. Motherfucker, no !! Je n’obéis pas. Les mots des humains ne sont pas le sang des bêtes. Arrête ton chien ! crie-t-il, et je me jette sur lui. Je veux la séparation de sa tête d’avec son corps ! Je cherche sa gorge, la caverne abjecte de sa voix. Il se recroqueville et protège son visage de ses mains. Je happe son poignet et je tire de toutes mes forces. Un flot de salive me sort de la gueule […]. »

page 173

3 réflexions sur “Anima – [Wajdi Mouawad]

  1. Tu as su trouver les mots pour parler de ce roman poignant et dérangeant, sûrement…Mais, est-ce que la littérature n’a pas pour mission de nous bousculer, de nous interroger sur son sens et sur notre propre démarche de lecteur ? Que cherche-t-on quand on lit Wajdi Mouawad ? Quel plaisir trouve-t-on à la lecture d’Anima ? Le plaisir de l’ébranlement littéraire.

    • Merci Thaïs.
      « La littérature a pour mission de nous bousculer » : je ne l’aurais pas mieux dit moi-même.
      Très bien formulé également, « l’ébranlement littéraire » : c’est exactement ce qu’un livre comme « Anima » suscite. Je suis contente de voir que nos avis convergent sur ce roman intense !

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