Le Complexe d’Eden Bellwether – [Benjamin Wood]

N’ayant pas lu beaucoup de livres parus en 2014, il m’est difficile de parler du « meilleur livre de l’année », mais c’est en tout cas un livre très marquant et captivant. Pour un premier roman, il faut saluer le talent du jeune auteur britannique Benjamin Wood, qui fait déjà montre d’une réelle aisance pour fasciner et mettre en place un univers littéraire envoûtant.

Il est rare qu’un pavé cumule à la fois qualités littéraires et narratives, profondeur psychologique et légèreté de ton, tragique et comique, avec autant de talent. Le Complexe d’Eden Bellwether relève le défi avec brio.

« Les grands esprits sont sûrement de proches alliés de la folie, et de minces cloisons les en séparent. » (John Dryden)

Benjamin Wood explore habilement cette frontière tant de fois analysée entre génie et folie et semble prendre le parti d’Aristote pour qui  « Il n’y a point de génie sans un grain de folie « . Ici, il ne s’agit pas d’un simple grain de folie mais d’un vrai complexe narcissique qui touche Eden Bellwether, personnage central et insaisissable. Le Complexe d’Eden Bellwether aurait pu s’intituler Le complexe Eden Bellwether…

Que dire pour ne pas trahir l’esprit du roman ? D’une part, qu’il y a bien un esprit dans ce roman. Quelque chose d’indéfinissable qui fait qu’on ne lâche pas le livre avant de l’avoir fini (une âme ? voici un poncif de la littérature qui s’applique plus que jamais au roman de Benjamin Wood). Quelque chose qui rend les personnages si attachants, qui nous donne envie de les connaître, de faire partie de leur vie de papier (deuxième poncif que je rattache à ce roman qui est pourtant tout sauf « cliché »). Présentons-les rapidement : Eden Bellwether, qui du fait du titre occupe une place centrale, est le frère d’Iris, elle-même petite amie d’Oscar. Voilà le trio principal, autour duquel gravitent les autres personnages. Mais c’est du point de vue d’Oscar qu’on perçoit les événements. Ce n’est pas anodin : il est le seul de la « bande d’amis » qui ne soit pas issu d’un milieu bourgeois, riche, et étudiant à Cambridge. Il observe ce milieu, qu’il est amené à fréquenter par Iris, avec détachement, fascination, et parfois consternation. Et nous avec lui. Son travail d’aide-soignant dans une maison de retraite tranche tellement avec les préoccupations d’Eden, Marcus, Yin, que cela lui donne une fraîcheur bienvenue. « Il n’y a pas des masses de gens qui nous plaisent tant que ça. C’est dur quand on vient de l’extérieur. On se connaît depuis si longtemps. […] Ne t’en fais pas. Tu t’en sors très bien.« 

Eden Bellwether, un cas clinique entre fiction et réalité

Mais si Oscar et Iris forment un couple dont on suit la relation depuis le début, c’est avant tout le « cas Eden Bellwether » qui est finement traité, tel un analyste, par Benjamin Wood. On se penche avec lui sur ce cas clinique. Les premiers qualificatifs qui ressortiraient de son « portrait psychologique » : étudiant brillant, esprit vif et ultra cultivé, personnage attirant tour à tour l’extrême sympathie et la plus vive antipathie. Passionné (presque au-delà du raisonnable) par la musique baroque (particulièrement du compositeur Johann Mattheson) et doté de qualités de persuasion hors du commun, Eden ne se contente pas d’être l’organiste magistral de la chapelle de King’s College. Il met son talent au service d’étranges conceptions sur la guérison physique par la musique, notamment par l’hypnose. Oscar en fait les frais dès le départ, et décide avec Iris, d’enquêter sur la « folie » d’Eden.

C’est là que se dessine la frontière floue entre extrême intelligence et folie réelle. Et Eden, pour le plaisir du lecteur, ne tombe jamais dans l’une ou l’autre catégorie. Il oscille, jusqu’à la fin, sur le fil qui sépare ces deux « diagnostics ». Le lecteur est sans cesse amené à questionner sa propre perception de la réalité (où commencent et où s’arrêtent la douleur physique ? quelle est la force de manipulation de la musique ? comment l’esprit et le corps réagissent-ils à l’hypnose ?) Résurrections, phénomènes paranormaux, mystères familiaux et personnels… Le récit alterne subtilement entre fiction et réalité sans jamais verser dans le pur fantastique.

La fin, sans la révéler, est tout aussi tragique qu’inattendue, mais pourtant subtilement préparée tout au long du roman. C’est la force de ce livre que de surprendre de la première à la dernière page. Si le roman ne fait parfois pas l’économie d’un ou deux clichés, le style est cependant léger sans être niais, et l’auteur manie les sentiments avec pudeur, réserve, mais réalisme. Mention spéciale pour le traducteur, Renaud Morin, qui a su transcrire sans lourdeur un style qu’on sent déjà bien affirmé.

La vérité est la torche qui luit dans le brouillard sans le dissiper [Helvétius]

Un très bon roman à découvrir sans tarder. En espérant de tout cœur que l’auteur s’est attelé à un deuxième livre. [Edit : oui, un deuxième livre est en cours, à paraître début juillet 2015 au Royaume-Uni !]

Retrouvez une interview de l’auteur ici.

Carte d’identité

  • Titre : Le Complexe d’Eden Bellwether
  • Titre original : The Bellwether Revivals
  • Auteur : Benjamin Wood
  • Traducteur : Renaud Morin
  • Genre : roman
  • Date de publication : 2012
  • Édition : Zulma
  • Nombre de pages : 498

Un extrait

 « Oscar éprouva alors pour Eden une pointe de compassion tout à fait étrange. Que sa sœur parle de lui de cette manière lui parut injuste, comme s’il était un animal enragé qu’elle essayait de prendre au piège. Ce sentiment dut se voir sur son visage, parce qu’elle changea de ton. « Je ne sais pas, peut-être que je réagis trop vivement, que j’analyse trop les choses. Peut-être qu’il n’y a rien qui cloche chez lui. » Elle s’écarta de la table. « La vérité, c’est que quand on connaît les antécédents de mon frère, ce genre de comportement a l’air tout à fait normal. Au bout d’un moment on s’y fait. Il a une très curieuse manière de montrer son affection. Tiens, quand il t’a pris la main. Il ne le ferait pas à n’importe qui, tu sais. C’était pour t’aider. Je parie qu’il n’y a presque plus de trace maintenant. Je peux regarder ? » Elle tendit les deux bras au-dessus de la table et posa les mains sur les siennes, les immobilisant. Sa peau était douce mais froide. Elle examina la paume de sa main gauche et chercha une blessure en effleurant la zone avec le pouce. Elle ne parut absolument pas surprise de constater qu’elle avait cicatrisé. « Mon Dieu, je me demande comment il fait ça.
– Je me suis posé la même question.
– Si je pouvais savoir comment, je comprendrais peut-être pourquoi.
– Tu n’as pas l’air très étonné. »
Elle haussa les épaules.
« C’est un tour de magie, c’est tout. J’y suis habituée depuis le temps.
– Il a déjà fait ce genre de choses ?
– Quand on était plus jeunes. Tout le temps. » »

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